En route vers un enseignement bilingue 2.0

L’enseignement bilingue de notre académie repose sur des bases jetées en 1992, par conséquent vieilles de plus d’un quart de siècle. Elles ont été plus ou moins importées de régions bilingues, comme le Pays basque, qui avaient une expérience bilingue plus importante. Même si bon nombre des principes qui régissent la filière bilingue restent d’actualité, certains ont montré leurs limites, soit par les avancées de la recherche, soit par la pratique.

L’académie de Strasbourg cherche par conséquent à faire évoluer les pratiques obsolètes ou controversées, ce qui est une bonne chose en soi, à condition que les modifications aillent dans le bon sens et ne fragilisent pas un système qui a trouvé son rythme de croisière.

Offrir une filière bi-/plurilingue

La recherche a démontré que le bain linguistique total des débuts, c’est-à-dire la juxtaposition de deux monolinguismes scolaires est moins productive que la mise en regard des différentes langues de scolarisation. Il s’agit – tout en maintenant un bain linguistique – de jeter des ponts entre toutes les langues en présence : les langues de scolarisation, les langues de la société, les langues familiales, etc.

En plaçant la langue seconde dans cet environnement plurilingue dans lequel elle est connectée à d’autres langues, on donne du sens à l’apprentissage et les progrès sont facilités d’autant. Il s’agit donc de faire entrer les élèves dans une filière qu’on peut appeler bi-/plurilingue, c’est-à-dire une filière qui part d’un bilinguisme de proximité pour mener les apprenants vers un plurilinguisme scolaire, dans lequel les langues additionnelles pourraient devenir également langues d’enseignement, au même titre que la langue maternelle et la langue régionale.

Garantir la parité horaire

En 1992, il paraissait important, pour garantir la parité horaire et l’égalité des langues dans la filière bilingue, d’enseigner une matière importante en langue régionale. Pour cette raison, il avait été décidé que les mathématiques seraient enseignées entièrement en allemand, pour compenser l’importance de l’enseignement de la langue française.

Dans un arrêté du 12 mai 2003, le Conseil d’Etat a mis un terme à ce principe de répartition des disciplines par langue et a prescrit qu’ « aucune discipline ou aucun domaine disciplinaire autre que la langue régionale ne peut être enseigné exclusivement en langue régionale ». Suite à la publication de cet arrêté, les langues se sont redistribué la répartition des disciplines enseignées en langue (DEL).

Qu’à cela ne tienne, les deux langues gardaient la même valeur aux yeux de l’apprenant et, surtout, les programmes scolaires de l’Education nationale étaient respectés.

De nouveaux horaires, dans quel objectif ?

Patrick Wack, l’IEN en charge de la mission « enseignement de l’allemand » dans le Bas-Rhin, diffuse une note de service le 12 septembre 2016, dans laquelle il émet des « préconisations pédagogiques pour accompagner la mise en œuvre des nouveaux programmes d’allemand ». Fabienne Schlund, son homologue du Haut-Rhin, diffusera le même genre de directives, la même année. Ils proposent ainsi aux enseignants des sites bilingues de procéder à une répartition purement arithmétique des disciplines enseignées en langue, cours de langue compris.

Cette répartition n’est pas sans conséquences pour les enseignants, comme pour les élèves. Un partage systématique de toutes les DEL présagerait d’un temps additionnel de concertation pour les enseignants. Or aucune décharge horaire des temps de service n’est prévue pour compenser le temps de concertation et de production d’outils qu’engendrerait ce fonctionnement. Les 108 heures n’étant pas extensibles à souhait, cela représenterait très certainement du temps de concertation pris sur le temps personnel des enseignants.

D’un autre côté, et c’est plus grave encore, ces derniers ne pourraient plus garantir, dans la filière bilingue, le respect des programmes de l’Education nationale. En effet, certaines des heures dévolues à l’enseignement du français seraient ainsi basculées vers l’enseignement de l’allemand, de sorte que ces contenus ne seraient plus garantis. Cela handicaperait les élèves les plus fragiles présents dans les classes bilingues, les élèves allophones, les élèves issus des catégories socio-professionnelles (CSP) défavorisées ou les élèves en difficulté scolaire.

C’est surtout au cycle 2 que cette nouvelle répartition est difficilement envisageable en l’état. L’apprentissage de la lecture pourrait bien se concevoir en version bilingue, mais pour cela les enseignants devraient disposer de l’outil adéquat : une méthode de lecture franco-allemande. On a l’impression que l’académie essaie de mettre la charrue avant les bœufs, puisque cette méthode n’existe pas (encore).

Plus avant, on peut ainsi se demander d’où vient cette idée de nouveaux horaires, sur quelle réflexion didactique elle est bâtie et quel domaine de la recherche vient étayer le bien-fondé du changement de pratiques qui ont montré leur utilité. Dans certaines circonscriptions, cette « proposition » de nouvelle répartition horaire s’est même transformée en « obligation », d’autant plus que le texte a été inséré tel quel dans la « Convention opérationnelle portant sur la politique régionale plurilingue dans le système éducatif en Alsace – Période 2018/2022 ». En l’état, le SE-UNSA ne peut ni l’accepter, ni le cautionner.

Favoriser la mixité scolaire

Pendant de longues années, la filière bilingue a porté l’étiquette « élitiste ». Aujourd’hui, même si le fossé entre classes monolingues et bilingues reste une réalité dans certains sites, une mixité relative s’est substituée à un entre-soi des CSP les plus favorisées encore présente dans d’autres sites, et c’est bien l’objectif qui doit être poursuivi dans toutes les écoles dans lesquelles les deux filières cohabitent. Là, où cet effort de mixité se fait, on a vu arriver des enfants de CSP défavorisées et de familles plus fragiles dans les classes bilingues. Cette démocratisation de la filière est une bonne chose, aussi parce que les débouchés bilingues existent dans tous les domaines de la vie active.

Ceci dit, cette mixité, lorsqu’elle existe, reste fragile : il faut impérativement l’entretenir et la soutenir. En effet, les élèves allophones, les élèves en difficulté scolaire ou les élèves francophones doivent bénéficier d’aides à différents niveaux : du soutien en langue et/ou du soutien scolaire.

La difficulté scolaire en filière bilingue doit effectivement être reconnue et doit pouvoir trouver une issue autre que la sortie systématique de ces enfants. Mais force est de constater que ces structures d’aide sont (quasi-)inexistantes, même dans des écoles qui comptent jusqu’à 50 % d’élèves en voie bilingue. C’est un manque à combler absolument et en priorité.

Aller de l’avant

Le SE-UNSA est favorable à une évolution des pratiques et des conditions d’enseignement en filière bilingue, à condition que cette évolution soit le fruit d’une étude menée de manière scientifique et d’un travail constructif mené en réflexion commune avec les enseignants concernés.

Pour faire évoluer la filière bilingue, il nous paraît important de proposer des expérimentations ambitieuses. Ces dernières ont le vent en poupe et sont même mises en avant par la Loi Blanquer. Elles peuvent nous mener vers des travaux portant sur le bi-/plurilinguisme, l’introduction d’une langue additionnelle en cours d’enseignement primaire, la durée d’exposition à la langue de scolarisation, la place des dialectes alsaciens… Les idées ne manquent pas, car la filière bilingue doit devenir ce qu’elle se propose d’être : un laboratoire pour la didactique des langues de l’école, qu’elles soient maternelle, régionale ou étrangères.

Yves RUDIO