Mixité au sein de la filière bilingue : premiers éléments de réflexion

Quand on compare une classe bilingue à son pendant monolingue au sein d’une même école, force est de constater que ces deux publics ne sont pas tout à fait identiques. Il existe habituellement davantage d’enfants issus de familles à CSP favorisées dans les classes bilingues, et inversement davantage d’enfants issus de familles à CSP défavorisées dans les classes monolingues.

Cette constatation faite, il convient toutefois de temporiser. En effet, si ce déséquilibre est très accentué à la création d’une filière bilingue, il tend à se réduire lentement puis significativement à chaque montée en charge des classes. C’est le constat que l’on peut faire dans des sites bilingues historiques qui ont déjà de l’ancienneté. On y a assisté à une relative démocratisation de l’enseignement bilingue.

A l’installation de ces sites bilingues, une majorité de CSP favorisées ont inscrit leurs enfants dans cette filière et les CSP défavorisées l’ont boudée (Cf. plus bas pour l’étude des raisons). Mais ces sites ont aujourd’hui plus de 20 ans d’existence et le public que l’on y rencontre s’est fortement diversifié. Les CSP défavorisées ne craignent plus de faire entrer leurs enfants en filière bilingue. On y rencontre également de plus en plus d’enfants issus de familles d’immigration de deuxième voire de troisième ou quatrième génération.

Mais cette popularisation de la filière ne va pas sans problèmes. Dans l’enseignement primaire et au collège, les CSP favorisées commencent à se détourner de l’enseignement public pour intégrer davantage encore que précédemment l’enseignement privé bilingue, qu’il soit associatif ou confessionnel. Bien entendu, d’une part, la raison n’est pas à chercher uniquement dans la popularisation de la filière, d’autres critères entrent en ligne de compte, comme les rythmes scolaires, les défauts de formation des jeunes enseignants de la filière publique, l’accueil périscolaire ou les stratégies familiales. D’autre part, cela n’est pas caractéristique uniquement de la filière bilingue, c’est un phénomène général de société, accru encore dans les classes monolingues. A tort, ces CSP ont considéré au départ la filière comme une filière d’élite et ont cultivé un entre-soi qui n’était pas l’objectif fixé par ses instigateurs. Elles s’en détournent aujourd’hui pour les raisons inverses.

Une culture de la désinformation

Les mêmes structures de parents d’élèves ou syndicales qui fustigent aujourd’hui l’élitisme de la filière bilingue en sont très largement responsables. En effet, pendant de longues années, elles ont mené une campagne de désinformation et ont même propagé des contrevérités linguistiques et pédagogiques, non basées sur la recherche en matière de bilinguisme ou d’acquisition des langues. Ainsi, nombre de sites n’ont pas vu le jour ou leur ouverture a été retardée à cause de ces prises de position hostiles. Ces dernières ont également déstabilisé les équipes enseignantes en place.

Depuis, les sites bilingues font partie intégrante du paysage scolaire de l’académie de Strasbourg et l’information circule mieux. Nous en voulons pour preuve le travail constructif que mène depuis une quinzaine d’années notre syndicat enseignant SE-UNSA et les positions éclairées des fédérations de parents d’élèves ELTERN Alsace et APEPA. Mais les effets néfastes de la position initiale de ces autres structures se fait encore ressentir aujourd’hui, principalement auprès des CSP défavorisées. Ce sont des parents qui ne sont pas demandeurs d’informations et sont donc très sensibles aux écueils scolaires que peuvent rencontrer leurs enfants.

Parfois même, l’étiquette élitiste colle encore à cette filière et ces familles se refusent le droit à y inscrire leur enfant, estimant qu’elle n’est pas faite pour leur famille. C’est le cas principalement des rares familles dialectophones et de familles allophones.

Des stratégies familiales

Une famille qui a inscrit son premier enfant en filière bilingue et qui constate une réussite scolaire, poursuit généralement ses efforts en y inscrivant ses frères et sœurs. Des fratries entières passent par conséquent dans ces classes et sont même favorisées par rapport à de nouveaux élèves entrants. On se heurte là au manque crucial de maîtres soulevé par le rapport du député Bruno STUDER. S’il y avait davantage de personnels enseignants bilingues, on pourrait par endroit dédoubler ces classes pour y accepter tous les élèves qui souhaitent intégrer la filière.

Par ailleurs, les équipes éducatives ne sont pas à même d’empêcher les stratégies que les familles mettent en place pour leurs enfants. Certaines vont jusqu’à les inscrire en site bilingue dans le seul but d’éviter l’école de quartier. Tant que ces stratégies primeront sur un engagement moral d’assiduité et de continuité, la situation ne pourra s’améliorer. L’institution scolaire doit apprendre à tenir compte de ces stratégies et s’adapter à elles.

Mais ces stratégies ont leurs limites : la popularisation de la filière bilingue entraîne une filière à deux vitesses, comme ce qui existe dans les classes monolingues. En effet, les CSP favorisées exploitent ces stratégies et mettent tout en œuvre pour la réussite de leurs enfants. Ces derniers ont donc accès à la langue et la culture au-delà du temps scolaire. Ceux des CSP défavorisées ne bénéficient pas de cet accès facilité, car la langue est inexistante hors les murs de l’école pour ces élèves qui ne vont pas au contact. Pour pallier ce manque, la société civile doit enfin intégrer cette dimension linguistique.

Les élèves allophones

L’arrivée des familles d’immigration dans les filières bilingues est une excellente chose. Bon nombre de ces élèves sont déjà bilingues à la base. Cependant, ce bilinguisme initial est très souvent refoulé car non reconnu et valorisé par l’institution scolaire. Les langues familiales – différentes des langues de scolarisation – ne sont ni enseignées, ni intégrées dans les apprentissages scolaires, du moins sur temps scolaire. Or l’état de recherche actuel a démontré qu’un bilinguisme refoulé freine les élèves dans leur réussite scolaire en général. A l’inverse, un bilinguisme accepté et valorisé la dope.

Les difficultés scolaires

Par ailleurs, les élèves fragiles n’ont guère de perspectives en filière bilingue. En effet, il n’existe ni RASED spécifique, ni classes spécialisées, sachant tenir compte de leur fragilité scolaire. Ils n’ont souvent d’autre choix que de quitter la filière bilingue et d’intégrer la filière monolingue en cas de grosses difficultés scolaires. Là encore, le manque crucial de maîtres entrave la possibilité d’organiser des séances de soutien et d’alléger des effectifs des petites classes – en cycles 1 et 2 – souvent chargées.

Pour finir, les élèves fragiles en langue de scolarisation n’ont guère de possibilités de l’améliorer. Il n’existe en effet que peu de structures et de moments favorables à la pratique linguistique, ni pendant le temps scolaire, ni dans les activités extra-scolaires.

Dans l’enseignement secondaire

La filière bilingue de l’enseignement secondaire est, après plus de 25 ans d’existence, toujours lacunaire. En effet, le temps d’enseignement en langue régionale est tributaire au collège de la présence ou de l’absence des personnels compétents, et de plus, la filière s’arrête en fin de classe de troisième. Les seules alternatives à cet arrêt sont d’une part la filière ABIBAC, une filière d’élite dont la plus-value linguistique est uniquement littéraire, et d’autre part l’Azubi-BACPRO pour les filières techniques. Les élèves qui ne sont intéressés par aucune de ces deux filières doivent par conséquent mettre un terme à leur scolarité bilingue.

L’ABIBAC poursuit des objectifs nationaux, le bilinguisme qui y est proposé perd par conséquent en grande partie la valence régionale et culturelle que propose la filière bilingue de l’académie de Strasbourg. Par ailleurs, il s’agit d’une filière véritablement élitiste, soumise de fait à un numerus clausus. Il est donc tout à fait normal que bon nombre d’élèves, et en premier lieu les plus fragiles, ne puissent y entrer.

Pour finir, la présentation de l’enseignement bilingue est lacunaire. Par son appellation même, elle présente des objectifs faussés. En effet, il s’agit bien d’une filière bi-plurilingue et non simplement bilingue. Avec cette valence et cette perspective plurilingues, et surtout si on l’annonce dès l’entrée en école primaire, elle serait davantage fidèle à la réalité et éviterait que des familles, principalement des familles allophones ou issues d’autres régions françaises, s’en refusent l’entrée.

Par contre, pour que la filière puisse devenir réellement bi-plurilingue, nous voyons trois améliorations à apporter : la troisième langue devrait faire son apparition plus tôt dans la scolarité, c’est-à-dire déjà dans l’enseignement primaire, le panel des langues proposées devrait être diversifié pour ce qui concerne les langues additionnelles au bilinguisme de départ, langues qui devraient devenir également langues d’enseignement et ne pas rester simplement objets d’étude. Ce serait l’occasion par exemple – et selon les quartiers concernés – d’intégrer certaines des langues des familles allophones.

 8 propositions pour favoriser
la mixité au sein de la filière bilingue

  1. Mettre en place à chaque moment clé de la vie familiale et de la vie scolaire de l’enfant des moments d’information régulière : à la naissance, avant l’entrée à l’école maternelle ainsi qu’avant chaque passage vers d’autres structures scolaires (école élémentaire, collège et lycées).
  2. Mettre en place un groupe de réflexion et de travail poursuivant le double objectif d’intégrer les langues additionnelles des élèves allophones et d’éditer des outils d’enseignement à cette fin.
  3. Mettre en place une structure de soutien scolaire et linguistique pour les élèves en difficulté dans la filière bilingue.
  4. Instaurer et développer des partenariats entre les institutions capables de faciliter l’accès à la langue (le CANOPE et les médiathèques en France avec les « Bildstellen » et les « Mediatheken » en Allemagne) et ouvrir les activités pédagogiques de ces structures aux élèves français et allemands.
  5. Mettre en place une réelle politique linguistique dans la Collectivité européenne d’Alsace à créer et dans les territoires comptant au moins une filière bilingue et assurer par là-même une proximité géographique d’un niveau à l’autre, gérable par les familles.
  6. Mettre en place une filière bi-plurilingue dans les lycées généraux, technologiques et professionnels, prenant en compte les impératifs transfrontaliers des différents bassins économiques et culturels (Rhin supérieur, Région Saar-Lor-Lux et Région des trois frontières).
  7. Reconfigurer totalement la formation des enseignants des classes bilingues – pour ce qui concerne les filières linguistiques et les disciplines enseignées en langue – dans une même filière de formation, en y augmentant le temps d’exposition à la langue et en en faisant une langue d’enseignement.
  8. Recruter et valoriser de nouveaux viviers d’enseignants pour pouvoir pallier le manque d’enseignants : prise en compte des diplômes étrangers d’enseignement, recrutement des élèves issus de la filière bilingue…

Yves Rudio